6
Le mardi matin, un orage éclata brusquement, les coups de tonnerre ébranlèrent tout l’hôpital et la pluie se mit à tomber à seaux.
Le rideau du second lit dissimulait la fenêtre à Susan mais elle entendait les grondements de la tempête et pouvait voir les zébrures blanches des éclairs. De grosses gouttes de pluie martelaient la vitre comme une grêle infernale.
Elle prit un petit déjeuner consistant composé de céréales, de tartines, de jus de fruits et d’un petit pain ; ensuite elle se rendit dans le cabinet de toilette d’un pas plus assuré que la veille puis se réinstalla dans son lit avec un nouveau roman.
Elle n’avait lu que quelques pages lorsque deux aides-soignants arrivèrent avec un chariot.
— On vous attend dans la salle de rééducation, miss Thorton. Et nous sommes chargés de vous descendre.
Elle posa son livre, releva les yeux… et un courant d’air glacial s’abattit sur sa nuque.
Ils portaient les blouses du personnel de l’hôpital mais n’étaient pas de simples aides-soignants.
Le premier, celui qui avait parlé, mesurait à peu près un mètre soixante-dix, ses cheveux étaient d’un blond sale, son visage rond avec une fossette au menton et de petits yeux porcins. L’autre mesurait dix centimètres de plus, il avait des yeux noisette et une peau claire semée de taches de rousseur. S’il n’était pas beau, il avait une apparence agréable et ses traits révélaient ses origines irlandaises.
Le premier s’appelait Cari Jellicoe.
Le roux était Herbert Parker.
Les derniers des quatre membres de la confrérie de l’Antre du tonnerre, les amis de Harch et de Quince.
C’était impossible. Ces créatures sortaient d’un cauchemar et ne pouvaient s’extraire de la réalité.
Mais Susan était bien réveillée. Et les deux hommes se trouvaient devant elle, bien réels.
Le tonnerre roula dans le ciel.
— Sale temps, pas vrai ? commenta Jellicoe.
Parker poussa le chariot et l’arrêta contre le lit de Susan.
Les deux hommes souriaient.
Elle prit conscience qu’ils étaient jeunes, vingt ou vingt et un ans. Comme les deux autres, ils n’avaient pas été affectés par le passage des ans.
Deux nouveaux sosies ? Et ils apparaissaient en même temps ? Et ils étaient tous deux employés comme aides-soignants dans cet hôpital ? Non. C’était ridicule. Absurde. Les probabilités d’une telle coïncidence étaient inexistantes.
Il s’agissait bel et bien des originaux : Jellicoe et Parker, et non pas de simples sosies.
Et, avec une vertigineuse sensation de vide au creux de l’estomac, elle se souvint que Jellicoe et Parker étaient morts.
Ils étaient morts, bon sang !
Néanmoins ils se trouvaient devant elle et lui souriaient.
La folie.
— Non ! s’exclama Susan en reculant dans son lit. Je refuse de vous suivre !
Jellicoe feignit la surprise comme s’il ne savait pas qu’elle était terrifiée, comme s’il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire ; il regarda Parker et lui demanda :
— Je croyais qu’il fallait passer prendre miss Thorton, chambre 208 ?
Parker sortit un bout de papier de la poche de sa chemise, le déplia et le lut :
— C’est bien ça. Thorton, au 208.
Susan ne se serait pas crue capable de reconnaître les voix de Jellicoe et de Parker après tant d’années. Elle ne les avait entendues que la nuit où ils avaient battu à mort Jerry Stein. Lors du procès, Jellicoe n’avait pas dit un mot et Parker s’était montré fort peu prolixe. En fait, elle n’avait pas reconnu la voix du premier. Mais lorsque Parker lut le bout de papier, elle eut un sursaut de surprise. Cet homme parlait avec un accent de Boston qu’elle avait presque oublié.
Il ressemblait à Parker. Il avait la voix de Parker. Il devait être Parker.
Mais Herbert Parker était mort, enterré et probablement décomposé depuis longtemps !
Ils lui adressaient des regards étranges.
Elle aurait voulu se tourner vers la table de chevet pour voir s’il s’y trouvait un objet susceptible de lui servir de projectile mais elle n’osait détourner les yeux.
— Votre médecin ne vous a donc pas avertie ? demanda Jellicoe.
— Sortez d’ici, fit-elle d’une voix tremblante. Sortez !
Les deux hommes se regardèrent.
Des éclairs déchirèrent les nuages et projetèrent sur les murs des motifs stroboscopiques d’ombre et de lumière. Cette clarté surnaturelle métamorphosa les traits de Jellicoe et ses yeux devinrent des cavernes au fond desquelles luisait un point de métal chauffé à blanc.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter, lui dit Parker. Ce ne sera pas douloureux.
— Exact, approuva Jellicoe, dont le visage porcin s’ouvrit en un large sourire.
Il s’avança vers Susan qui hurla :
— Sortez ! Sortez ! Hors de cette chambre !
Jellicoe sursauta et recula.
Susan tremblait. Chaque battement de son cœur résonnait comme un coup de gong dans une salle vide.
Si elle leur permettait de l’emmener, elle ne regagnerait plus jamais cette chambre. Elle le savait. Elle le savait.
— Si vous approchez, je vous arrache les yeux !
Jellicoe se tourna vers son compagnon.
— Mieux vaut aller chercher une infirmière.
Parker quitta rapidement la chambre.
Les lumières vacillèrent, s’éteignirent, et pendant un instant, seule la piètre lueur du ciel couvert éclaira la pièce. Puis l’électricité revint et Jellicoe porta ses petits yeux rapprochés sur Susan. Il lui adressa un sourire qui la glaça.
— Calmez-vous, d’accord ? Détendez-vous.
— N’approchez pas !
— Je ne vous toucherai pas, restez calme. Personne ne vous veut du mal. Nous sommes tous vos amis.
— Bon Dieu, ne feignez pas de croire que je suis folle ! s’emporta-t-elle, à la fois terrifiée et furieuse. Vous savez que je ne suis pas cinglée.
Il la fixa sans mot dire mais elle lut de l’ironie dans son regard et un sourire de satisfaction releva les commissures de ses lèvres.
— Reculez ! N’approchez pas de mon lit !
Jellicoe regagna le seuil de la chambre mais n’en sortit pas.
Les battements du cœur de Susan étaient si assourdissants qu’ils rivalisaient avec les coups de tonnerre.
Chaque inspiration se bloquait dans sa gorge et devait être libérée au prix d’un effort de volonté surhumain.
Jellicoe l’observait.
C’est impossible, se dit-elle. Je suis cartésienne, je suis une scientifique. Je ne crois pas aux miracles ou au surnaturel. Les spectres n’existent pas. Les morts ne reviennent pas à la vie !
Jellicoe l’observait.
Elle s’emporta contre la faiblesse de son corps. Même si l’occasion de prendre la fuite se présentait, elle ne pourrait faire que quelques pas. Elle n’avait aucune chance contre les deux hommes dans une lutte.
Herbert Parker finit par revenir avec une infirmière blonde au visage de fouine. Susan ne la connaissait pas.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-elle. Miss Thorton, pourquoi tout ce tapage ?
— Ces hommes… ils me veulent du mal !
— Ils désirent simplement vous conduire au service de rééducation, au rez-de-chaussée, répondit la femme qui avait gagné le lit.
— Vous ne comprenez pas.
Susan se demandait comment lui expliquer la situation sans paraître complètement folle.
— Elle a menacé de nous arracher les yeux, précisa Parker, depuis le seuil.
Jellicoe s’était approché. Il était près du pied du lit, trop près.
— Reculez, sale type, cracha Susan.
Il l’ignora et Susan s’adressa à la femme.
— Dites-lui de reculer. Vous ne comprenez donc pas ! J’ai d’excellentes raisons d’avoir peur !
— Personne ne vous veut du mal, dit l’infirmière.
— Nous sommes tous vos amis, surenchérit Jellicoe.
— Susan, savez-vous où vous êtes ? demanda la femme sur un ton qu’elle ne devait employer que pour s’adresser aux petits enfants, aux vieillards et aux malades mentaux.
— Oh, je le sais ! s’emporta Susan. Je me trouve à l’hôpital du comté de Willawauk. J’ai eu un accident et je suis restée trois semaines dans le coma. Mais je ne fais pas une rechute. Je n’ai pas d’hallucinations. Ces hommes sont…
— Susan, voudriez-vous me faire plaisir ? demanda l’infirmière d’une voix sirupeuse. Ne criez pas. Si vous parliez plus doucement et si vous repreniez votre respiration, je suis sûre que ça irait mieux. Inspirez profondément et essayez de vous détendre.
— Seigneur ! s’exclama Susan, enragée de ne pouvoir s’enfuir.
— Susan, vous avez besoin d’un sédatif. L’infirmière leva la main. Elle tenait un tampon de coton et une seringue hypodermique emplie d’un liquide ambré.
— Non, protesta Susan en secouant la tête.
— Ceci vous détendra.
— Non !
— Ça ne fait pas mal, Susan.
— Écartez-vous ! L’infirmière se pencha vers elle.
Susan saisit le livre qu’elle avait commencé à lire et le lança au visage de la femme. L’infirmière recula d’un pas et pivota vers Jellicoe.
— Vous pouvez m’aider ?
— Naturellement.
— N’approchez pas, le menaça Susan. Jellicoe commençait à contourner le lit.
Susan saisit un verre sur la table de chevet et le lança à la tête de l’homme.
Il se baissa et le verre se brisa contre le mur. Susan chercha un autre projectile. Jellicoe bondit vers elle et la saisit par les poignets. Il était fort et, même si elle avait été en pleine possession de ses moyens, Susan n’aurait pu se dégager de l’étau de ses doigts.
— Laissez-vous aller, fit l’infirmière.
— Nous sommes tous vos amis ici, répéta Jellicoe. Susan tenta de résister mais l’homme la contraignit à se rallonger.
Il immobilisa ses bras.
L’infirmière releva la manche de son pyjama. Susan se débattit et appela à l’aide en hurlant. L’infirmière frictionna un petit coin de peau avec un tampon de coton. Il était humide et froid.
Susan sentit une odeur d’éther et hurla à nouveau.
Le tonnerre gronda ; les lumières s’éteignirent et se rallumèrent.
— Susan, si vous bougez, l’aiguille risque de se briser dans votre bras.
Elle refusait de céder, tentait encore de se dégager de la prise de Jellicoe.
Puis elle entendit une voix familière :
— Mais que se passe-t-il ici ? Que lui faites-vous ?
L’infirmière blonde écarta l’aiguille et la prise de Jellicoe diminua lorsqu’il pivota pour apercevoir celle qui avait parlé.
Susan parvint à redresser la tête.
Mrs Baker se tenait au pied du lit.
— Crise d’hystérie, commenta laconiquement la blonde.
— Elle est devenue violente, précisa Jellicoe.
— Violente ? répéta Mrs Baker, incrédule, avant de regarder Susan. Que s’est-il passé, ma chérie ?
Susan fixa Cari Jellicoe qui augmenta légèrement la pression qu’il exerçait sur ses bras. Elle prit brusquement conscience que ses mains étaient tièdes et non pas glacées et humides comme celles d’un cadavre.
— Vous vous souvenez de ce qui est arrivé il y a treize ans ? Je vous en ai parlé hier, dit-elle à Mrs Baker.
— Oui, naturellement. Une horrible tragédie.
— Je venais de faire un cauchemar quand ces deux aides-soignants sont entrés dans ma chambre.
— Tout cela à cause d’un simple cauchemar ? demanda Mrs Baker.
— Oui, mentit Susan.
Elle souhaitait simplement le départ de Jellicoe, de Parker et de l’autre infirmière. Lorsqu’elle serait seule avec Thelma Baker, peut-être pourrait-elle lui dire la vérité. Pour l’instant, son diagnostic serait identique à celui de sa collègue : crise d’hystérie.
— Lâchez-la, je m’en charge.
— Elle est violente, protesta Jellicoe.
— Elle a fait un cauchemar mais à présent elle est bien réveillée. Lâchez-la, ordonna Thelma Baker tout en repoussant sa collègue.
— À mon avis…
— Millie, je connais cette patiente. Laissez-nous seules.
Visiblement à contrecœur, Jellicoe lâcha Susan.
Elle s’assit dans son lit pour masser ses poignets meurtris.
Jellicoe et Parker sortirent en poussant le chariot.
La blonde hésita mais les imita bientôt.
Tout en prenant soin de ne pas marcher sur les éclats de verre, Mrs Baker contourna le lit pour aller jeter un coup d’œil à Mrs Seiffert.
— Elle dort toujours, malgré tout ce remue-ménage.
Elle prit un autre verre et l’emplit d’eau.
— Merci, lui dit Susan.
Elle but et l’eau adoucit un peu sa gorge irritée par ses hurlements.
— Pour l’amour de Dieu, que signifie tout cela ? s’enquit alors Mrs Baker.
Le soulagement de Susan fut remplacé par une vague de tension et de crainte. Elle venait de comprendre que le cauchemar n’était pas terminé. Au contraire, tout ne faisait probablement que commencer.